L’état d’urgence sanitaire lié au covid-19 n’en finit pas de provoquer des remous sur le scrutin municipal et communautaire. Malgré les mesures sanitaires, le 1er tour s’est tenu, tant bien que mal, le 15 mars 2020, et a permis de renouveler intégralement les conseillers municipaux dans 30.143 communes (sur les 35.065 communes ou secteurs que compte désormais le territoire).

Pour autant, l’élection des candidats au 1er tour est loin d’être juridiquement acquise, en ces temps incertains. Il y a tout d’abord l’incertitude de la durée de la crise sanitaire, et le « spectre » d’une éventuelle invalidation globale du scrutin.

Et il y a une nouvelle incertitude contentieuse : les délais de recours contre le 1er tour sont réouverts, et le resteront a priori pendant des semaines, jusqu’à la fin de la crise sanitaire !

Du jamais vu en contentieux électoral, et une véritable « aubaine » pour tous les déçus – candidats ou électeurs – par les conditions de déroulement du premier tour.

  1. Un processus électoral actuellement suspendu

Si le processus électoral est actuellement globalement suspendu par l’état d’urgence sanitaire, la situation juridique se présente différemment selon qu’un 2nd tour de scrutin est, ou non, nécessaire.

  • Dans les communes où un 2nd tour est nécessaire :

Pour ce qui est du 2nd tour, initialement fixé au 22 mars 2020, celui-ci est reporté au plus tard en juin 2020, en raison des circonstances exceptionnelles. Comme prévu à l’article 19 I de la loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19, la date du 2nd tour sera fixée par décret en conseil des ministres, pris le mercredi 27 mai 2020 au plus tard ; mais cela uniquement si la situation sanitaire permet l’organisation des opérations électorales (ce qui sera apprécié au regard, notamment, de l’analyse du comité de scientifiques covid-19).

Par suite, si la situation sanitaire en juin 2020 ne devait pas permettre l’organisation du 2nd tour, c’est bien une invalidation du 1er tour de scrutin, dans ces communes, qui se profilerait. Dans son avis du 18 mars 2020 sur le projet de loi d’urgence, le Conseil d’Etat a prévenu : « si la crise persiste à cette échéance, contraint à prolonger les mesures d’urgence sanitaire et rend impossible l’organisation du deuxième tour avant l’été, il appartiendra aux pouvoirs publics de reprendre l’ensemble des opérations électorales dans les communes où les conseils municipaux sont incomplets. »

  • Dans les communes acquises au 1er tour :

Pour ce qui est des élections acquises au 1er tour, là encore le processus électoral est interrompu : en effet, le maire – et le cas échéant les adjoints – devaient être installés entre le vendredi et le dimanche suivant le 1er tour (article L.2121-7 du CGCT), c’est-à-dire entre le 20 et le 22 mars dernier. Or, l’installation des nouveaux exécutifs municipaux a été « suspendue », in extremis, par le Gouvernement. Et la loi d’urgence sanitaire du 23 mars 2020 entérine ce report, à son article 19 III : « Les conseillers municipaux et communautaires élus dès le premier tour organisé le 15 mars 2020 entrent en fonction à une date fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020, aussitôt que la situation sanitaire le permet au regard de l’analyse du comité de scientifiques. La première réunion du conseil municipal se tient de plein droit au plus tôt cinq jours et au plus tard dix jours après cette entrée en fonction. »

En clair, les conseillers municipaux élus au 1er tour, le 15 mars 2020, ne pourront entrer en fonction qu’à une date qui sera fixée par décret (et qui relève donc de la compétence du seul Gouvernement), dès lors que la situation sanitaire le permettra, et cela au plus tard au mois de juin 2020.

Là encore, si la crise sanitaire persistait, se poserait la question, encore plus délicate, de la suite du processus électoral : y aurait-t-il un nouveau report de l’installation des maires, et jusqu’à quand ? Ou verrons-nous – hypothèse qui n’est pas totalement à exclure – une invalidation globale de toutes les élections ? Les temps sont pour le moins incertains…

  1. Les délais de recours contre le 1er tour sont réouverts

Dans l’attente d’en savoir plus sur le sort global et la suite du processus électoral initié en mars 2020, il est clair que le scrutin du 1er tour ne peut, juridiquement, nullement être tenu pour définitivement acquis.

En effet, outre la suspension de l’installation des municipalités, pour les 30.143 communes où les conseillers municipaux ont été intégralement renouvelés au 1er tour, le 15 mars 2020, un nouveau « rebondissement » est intervenu par ordonnance.

Et cet élément est de taille : les délais de recours contentieux contre le 1er tour du scrutin sont réouverts !

En principe, un recours contre une élection doit être formé sous un bref délai, de 5 jours (au plus tard à 18 heures le cinquième jour qui suit l’élection, selon l’article R.119 du Code électoral) : en clair, les délais de recours, devant le Tribunal Administratif, contre le 1er tour des élections, ont expiré le vendredi 20 mars 2020 à 18h00.

Mais les voilà réouverts par l’ordonnance n°2020-305 du 25 mars 2020 portant adaptation des règles applicables devant les juridictions de l’ordre administratif, dont l’article 15 dispose :

« 3° Les réclamations et les recours mentionnées à l’article R. 119 du code électoral peuvent être formées contre les opérations électorales du premier tour des élections municipales organisé le 15 mars 2020 au plus tard à dix-huit heures le cinquième jour qui suit la date de prise de fonction des conseillers municipaux et communautaires élus dès ce tour, fixée par décret au plus tard au mois de juin 2020 dans les conditions définies au premier alinéa du III de l’article 19 de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 susvisée ou, par dérogation, aux dates prévues au deuxième ou troisième alinéa du même III du même article. »

En clair, il est donc toujours possible de contester les élections du 1er tour qui se sont tenues le 15 mars 2020, puisque le délai de recours est prorogé jusqu’au 5ème jour après la date qui sera fixée par décret pour l’entrée en fonction des conseillers élus au 1er tour.

Certes, ce « revirement » intervient dans un contexte où l’ensemble des délais de recours en justice et de procédure ont été rétroactivement « suspendus » à compter du 12 mars 2020 (par l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période), et l’on aurait mal imaginé que le Gouvernement fasse un « cas à part », en ne suspendant pas ce seul délai électoral.

  1. Vers une multiplication des recours ?

Pour autant, on mesure toute l’insécurité juridique que cela engendre, avec des délais de recours prolongés de manière inédite en droit électoral.

Tant que la crise sanitaire ne sera pas passée, les résultats du 1er tour pourront être contestés en justice, soit par des candidats malheureux, soit même par tout électeur de la commune (qui, en cette qualité, est recevable à contester un scrutin municipal).

Et nombreux sont à penser que les conditions n’étaient pas réunies pour maintenir le scrutin le 15 mars 2020, qui n’a pas respecté les principes fondamentaux de notre démocratie. Même si cela est assez inédit en jurisprudence, il est tout à fait possible, en droit, que ces circonstances exceptionnelles liées au covid-19, aient été de nature à fausser la « sincérité du scrutin », ce qui pourrait justifier son annulation, plus particulièrement dans les cas où l’écart des voix a été faible.

En effet, il est acquis que l’abstention record entame, d’une manière générale, la légitimité des élus sortis des urnes. Il est permis de penser que la confusion induite par le Gouvernement n’y est pas étrangère, et tout particulièrement l’allocution du Premier ministre du samedi 14 mars à 20h00 annonçant, à quelques heures du scrutin, la fermeture de la quasi-totalité des lieux publics. A cela s’ajoute, les circonstances locales, et les cas particuliers des électeurs dont l’état de santé les a dissuadé d’aller voter, ceux au contact de personnes fragiles, ou encore les personnes bloquées à l’étranger…

De même, se pose la question des modalités matérielles d’organisation des élections, avec les incidences potentielles sur le scrutin : files d’attente ayant pu dissuader les électeurs, isoloirs restant ouverts et ne protégeant plus le secret du vote, etc.

Il faut bien souligner que, au contentieux, le juge ne sera vraisemblablement enclin à annuler un scrutin qu’à la double condition suivante : D’une part, il devra être démontré que, du fait des circonstances particulières locales, la sincérité du scrutin a été altérée. D’autre part, il devra être démontré que ces irrégularités ont faussé les résultats, eu égard au faible écart de voix.

Ce qui, néanmoins, est susceptible de concerner bon nombre de communes…

Au final, plutôt qu’annuler globalement le 1er tour du scrutin, il est possible que le Gouvernement « botte en touche », et laisse le juge administratif apprécier localement la validité du scrutin du 1er tour : en clair, malgré les conditions, contestées, dans lesquelles s’est tenu le 1er tour, il pourrait être considéré qu’il n’y a pas lieu de revoter globalement et notamment là où les résultats du 15 mars feraient consensus.

Dès lors, il appartiendrait aux insatisfaits du 1er tour, qu’ils soient candidats ou simples électeurs, de saisir la justice administrative du cas particulier de leur commune ; et le juge aurait alors la charge, au cas par cas, d’examiner si, oui ou non, la crise sanitaire a eu des répercussions ayant pu fausser le scrutin, dans des proportions justifiant son annulation, et exigeant alors un nouveau scrutin.

Une chose est sûre : ces contentieux sont sans précédent, et la réponse qu’y donnera le juge administratif sera déterminante pour notre démocratie.