Barricades de pneus enflammés, dégradations, vols… Les barrages autoroutiers peuvent avoir des conséquences économiques importantes pour les sociétés concessionnaires d’autoroutes. Se pose ainsi la question de la réparation de ces préjudices. L’article L.211-10 du code de la sécurité intérieure organise un régime de responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements. Dans quelles mesures la responsabilité de l’Etat peut-elle être engagée à raison des dommages commis dans le cadre d’un barrage autoroutier ?

Par une décision rendue le 28 octobre 2022, le Conseil d’Etat a écarté la responsabilité civile de l’Etat à raison des dégradations et dommages que la société concessionnaire de l’autoroute A1 a subi suite à un barrage autoroutier survenu dans la nuit du 28 au 29 août 2015.

Conseil d’Etat, 28 octobre 2022, n° 451659

Dans la nuit du 28 au 29 août 2015, un groupe de personnes bloque la circulation sur l’autoroute A1 à l’aide d’une barricade composée de pneus enflammés et d’autres objets volés, en revendiquant l’extraction temporaire de prison d’un de leurs proches afin qu’il puisse assister à une cérémonie d’obsèques.

La Sanef, société concessionnaire de l’autoroute A1, demande la réparation des dommages qu’elle a subi sur le fondement de la responsabilité civile de l’Etat du fait des attroupements.

Pour rappel, l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure dispose que :

« L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non armés, soit contre les personnes, soit contre les biens. (…) »

La demande de la Sanef a été rejetée en première instance par le Tribunal administratif d’Amiens.

La Cour administrative d’appel de Douai, par un arrêt n°19DA01790 du 9 février 2021, a annulé le jugement et a condamné l’Etat à verser la somme de 435 757, 45 euros à la Sanef.

Pour retenir la responsabilité de l’Etat, la CAA de Douai s’était fondée sur le fait que, bien que prémédités, les actes délictuels ont été commis à l’occasion d’une manifestation organisée aux fins de libération d’un détenu, avec la participation de quelques dizaines de membres, et non par un groupe identifié qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits sans lien avec cette manifestation. Pour la Cour, les dégradations et dommages devaient ainsi être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure.

Ce faisant, la Cour s’inscrivait dans la ligne jurisprudentielle tracée par le Conseil d’Etat dans sa décision du 3 octobre 2018 (CE, 3 octobre 2018, n° 416352). A l’occasion de cette décision, le Conseil d’Etat avait jugé que commettait une erreur de qualification des faits la Cour qui se fondait sur la seule circonstance que les actes délictuels avaient été prémédités pour considérer qu’ils n’étaient pas le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L. 211-10. Le Conseil d’Etat avait en effet jugé que, même s’ils sont prémédités, les actes délictuels doivent être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement s’ils ont été commis en lien avec la manifestation et non par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre des délits.

De même, dans une décision du 29 septembre 2021, le Conseil d’Etat a jugé que le juge d’appel avait valablement pu considérer que, bien que préméditées, les dégradations commises à l’occasion d’un barrage autoroutier organisé en 2016 en protestation à l’encontre du projet de loi « travail » devaient être regardées comme étant le fait d’un attroupement au sens de l’article L. 211-10, dès lors qu’elles n’avaient pas été commises par un groupe qui se serait constitué et organisé à seule fin de commettre ce délit (CE, 29 septembre 2021, n° 449761).

Dans sa décision du 28 octobre 2022, le Conseil d’Etat censure cependant l’arrêt de la CAA de Douai qui avait retenu la responsabilité de l’Etat du fait des attroupements.

La Haute-juridiction considère en effet, en l’espèce, que les actes délictuels commis sur l’autoroute A1 ne doivent pas être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou d’un rassemblement au sens de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, dès lors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre.

« 2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Sanef, concessionnaire de l’autoroute A1, a demandé à l’Etat, sur le fondement de ces dispositions de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, la réparation des dommages qu’elle a subis du fait d’une interruption de la circulation sur cette autoroute dans la nuit du 28 au 29 août 2015, provoquée par une barricade de pneus enflammés et autres objets volés mise en place par des personnes qui cherchaient à obtenir l’extraction temporaire de détention pénitentiaire d’un de leurs proches afin qu’il puisse assister à une cérémonie d’obsèques.

3.Toutefois, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que les dégradations et dommages subis par la société Sanef à cette occasion, du fait du barrage établi sur l’autoroute, s’inscrivent dans un ensemble d’actions délictuelles, concertées et préméditées, notamment des dégradations, vols de matériels et de véhicules commis en ville, en dehors de l’autoroute, et sur l’autoroute, et la menace d’autres actions violentes. En jugeant, pour retenir l’engagement de la responsabilité de l’Etat sur le fondement de l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure, que les actes délictuels commis sur l’autoroute devaient être regardés comme étant le fait d’un attroupement ou rassemblement au sens des dispositions de cet article, alors qu’ils ne procédaient pas d’une action spontanée dans le cadre ou le prolongement d’un attroupement ou rassemblement mais d’une action préméditée, organisée par un groupe structuré à seule fin de les commettre, la cour administrative d’appel a inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis.»

Les faits de l’espèce permettent de comprendre la fermeté de cette solution.

En l’espèce, un ensemble d’infractions, en dehors et sur l’autoroute, avait été commis (vols de matériel, de véhicules…) en vue de « faire plier » le juge judiciaire pour qu’il libère le détenu. Le blocage de la A1 n’était qu’un des actes commis en vue d’atteindre ce but.

Comme le relève le rapporteur public, l’intention de commettre les actes délictuels « précédait celle de l’attroupement qui n’est qu’une étape dans un ensemble cohérent ». La manifestation a alors un caractère secondaire par rapport à l’infraction.

En résumé, lorsque les dégradations causées dans le cadre d’un attroupement étaient préméditées, la responsabilité sans faute de l’Etat ne pourra pas être engagée si cet attroupement n’était qu’un élément parmi un ensemble d’actes délictuels commis dans le but d’atteindre un objectif unique.