Rendue en 2016 par le Conseil d’Etat, la jurisprudence Czabaj concilie les principes de légalité et de sécurité juridique en jugeant que : « le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; […] » (CE,  Assemblée, 13 juillet 2016, n°387763).

En application de cet arrêt, un acte administratif individuel notifié à son destinataire sans mentionner les voies et délais de recours est susceptible de faire l’objet d’un recours contentieux dans un délai raisonnable d’un an, à compter de la date à laquelle l’administré a pris connaissance de la décision.

Depuis 2016, le Conseil d’Etat a eu l’opportunité de préciser la portée de la jurisprudence Czabaj. Il a notamment considéré que ce principe trouve à s’appliquer pour contester les décisions implicites (CE, 12 octobre 2020, n° 429185, Ministre de l’agriculture et de l’alimentation), les décisions non réglementaires qui ne présentent pas le caractère de décisions individuelles (CE, 25 sept. 2020, SCI La Chaumière, n°430945), mais encore aux titres exécutoires (CE, 16 avril 2019, Communauté d’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, n°422004) ou bien dernièrement aux recours en annulation contre une décision expresse dont l’objet est purement pécuniaire (CE, 9 mars 2018, Communauté de communes du pays roussillonnais, n° 405355).

En revanche, le Conseil d’Etat a refusé d’étendre la jurisprudence Czabaj aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique et tendant à la condamnation de cette même personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. Pour ce cas précis, la prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi n° 68-1250 du 31 décembre 1968 a jugé le Conseil d’Etat (CE, 17 juin 2019 Centre hospitalier de Vichy, n° 413097).

C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt rendu le 25 avril dernier par la Cour administrative d’appel de Marseille à l’occasion d’un recours en contestation de validité du contrat (recours Tarn-et-Garonne) introduit par un concurrent évincé lequel était assorti de conclusions indemnitaires tendant à la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de la procédure de passation (CAA de Marseille, 25 avril 2022, n° 19MA05387).

La Cour administrative d’appel propose un raisonnement en deux temps par lequel elle établit une distinction entre le délai du recours juridictionnel contestant la validité du contrat et le délai de présentation, à titre accessoire, des conclusions indemnitaires.

De cette façon, la juridiction marseillaise concilie l’application de la jurisprudence Czabaj et l’arrêt Centre Hospitalier de Vichy, rendu par le Conseil d’Etat en 2019 jugeant que les recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique sont soumis à la prescription quadriennale et non à la jurisprudence Czabaj.

Ainsi, la Cour administrative d’appel considère, d’une part, que le recours juridictionnel contestant la validité du contrat peut être exercé dans un délai de deux mois, ou, en application du principe de sécurité juridique, dans un délai d’un délai raisonnable d’un an si le délai de recours contentieux n’est pas opposable :

« Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contesté indéfiniment un contrat administratif.

Dans le cas où l’administration a omis de mettre en œuvre les mesures de publicité appropriées permettant de faire courir le délai de recours de deux mois, un recours contestant la validité du contrat doit néanmoins, pour être recevable, être présenté dans un délai raisonnable à compter de la publication de l’avis d’attribution du contrat. En règle générale, et sauf circonstance particulière dont se prévaudrait le requérant, un délai excédant un an ne peut être regardé comme raisonnable. »

D’autre part, la Cour administrative d’appel considère que les conclusions indemnitaires du candidat évincé tendant à la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de la procédure de passation sont soumises à la prescription quadriennale prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics :

« En vue d’obtenir réparation de ses droits lésés, le concurrent évincé a la possibilité de présenter devant le juge du contrat des conclusions indemnitaires, à titre accessoire ou complémentaire à ses conclusions à fin de résiliation ou d’annulation du contrat. La présentation de conclusions indemnitaires par le concurrent évincé n’est pas soumise au délai de deux mois suivant l’accomplissement des mesures de publicité du contrat, applicable aux seules conclusions tendant à sa résiliation ou à son annulation. »

« De tels recours, s’ils doivent être précédés d’une réclamation auprès de l’administration, ne tendent pas à l’annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. La prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, est alors assurée par les règles de prescription prévues par la loi du 31 décembre 1968 relative à la prescription des créances sur l’Etat, les départements, les communes et les établissements publics. »

Ce faisant, la Cour administrative d’appel de Marseille est venue étendre la jurisprudence Czabaj au contentieux de la passation des contrats administratifs de la commande publique et plus précisément au recours  en contestation de la validité du contrat ou de certaines de ses clauses formé par le candidat évincé.

Ce qui n’allait pas forcément de soit dans la mesure où le Conseil d’Etat a rappelé, en 2020, l’importance pour les acheteurs publics de publier un avis d’attribution mentionnant, à la fois, la conclusion du contrat et les coordonnées du service auprès duquel le contrat peut être consulté, pour permettre le déclenchement du délai de deux mois dans lequel peut être exercé un recours en contestation de validité d’un contrat administratif (CE, 3 juin 2020, Centre Hospitalier d’Avignon, n° 428845).

Autrement dit en matière de publicité des contrats, l’équilibre entre le droit des tiers et la sécurité juridique semblait « déjà » assuré par la décision du Conseil d’Etat Centre Hospitalier d’Avignon et il peut apparaître, en quelque sorte, excessif de vouloir surajouter à ce principe le délai raisonnable d’un an institué par l’arrêt Czabaj.

Par ailleurs, il en découle nécessairement une incertitude quant au périmètre de la jurisprudence Czabaj dans le contentieux contractuel, puisque celle-ci devient applicable au stade de la passation mais pas au stade de son exécution.

En effet, dans un précédent arrêt rendu quelques mois auparavant, la Cour administrative d’appel de Marseille avait jugé que la jurisprudence Czabaj n’est pas applicable à l’hypothèse où le cocontractant forme un recours visant à engager la responsabilité contractuelle de l’administration en vue d’obtenir la réparation d’un préjudice découlant du refus d’appliquer l’une des stipulations de la convention de délégation de service public (CAA de Marseille, 17 mai 2021, n°19MA03353).

Quelque temps plus tard, la Cour administrative d’appel de Lyon avait, elle-aussi, refusé d’appliquer la jurisprudence Czabaj au contentieux « de l’exécution financière des contrats administratif de la commande publique » (CAA de Lyon, 7 octobre 2021, n°21LY00022).

En résumé, la décision de la CAA de Marseille pose la jurisprudence Czabaj au milieu du gué contractuel :

-Le recours du candidat évincé en contestation de la validité du contrat ou de certaines de ses clauses : Czabaj s’applique ;

-Les conclusions du candidat évincé sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle de l’administration tendant à la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de la procédure de passation : Czabaj ne s’applique pas  ;

-Les conclusions du cocontractant, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de l’administration, tendant à l’indemnisation d’un préjudice né d’une faute contractuelle ou tendant simplement au paiement d’une somme d’agent : Czabaj ne s’applique pas.

Le principe de sécurité juridique continue ainsi de gagner du terrain au détriement du principe de légalité (des contrats administratifs de la commande publique).

Esther DUVAL

Maxime MARTHELET